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15 décembre 2014

CNDA 10 juillet 2014 M. J-J. n° 13025005 C

Orientation sexuelle - Haïti - Certain groupe social - Article 10.1 d) de la directive 2004/83/CE - Craintes fondées - Reconnaissance de la qualité de réfugié

Considérant qu'aux termes des stipulations du paragraphe A, 2° de l'article 1er de la convention de Genève du 28 juillet 1951 et du protocole signé à New York le 31 janvier 1967, doit être considérée comme réfugiée toute personne qui « craignant avec raison d'être persécutée du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un certain groupe social ou de ses opinions politiques, se trouve hors du pays dont elle a la nationalité et qui ne peut, ou, du fait de cette crainte, ne veut se réclamer de la protection de ce pays » ; qu’  aux termes de l’article 10, paragraphe 1 d) de la directive 2004/83/CE du Conseil du 29 avril 2004 : « Un groupe est considéré comme un certain groupe social lorsque, en particulier : / - ses membres partagent (…) une caractéristique ou une croyance à ce point essentielle pour l’identité ou la conscience qu’il ne devrait pas être exigé d’une personne qu’elle y renonce, et / - ce groupe a son identité propre dans le pays en question parce qu’il est perçu comme étant différent par la société environnante. / En fonction des conditions qui prévalent dans le pays d’origine, un groupe social spécifique peut être un groupe dont les membres ont pour caractéristique commune une orientation sexuelle. » ;

 

Considérant qu’un groupe social est, au sens de ces dispositions, constitué de personnes partageant un caractère inné, une histoire commune ou une caractéristique essentielle à leur identité et à leur conscience, auxquels il ne peut leur être demandé de renoncer, et une identité propre perçue comme étant différente par la société environnante ou par les institutions ; qu’en fonction des conditions qui prévalent dans un pays, des personnes peuvent, à raison de leur orientation sexuelle, constituer un groupe social au sens de ces dispositions ; qu’il convient dès lors, dans l’hypothèse où une personne sollicite le bénéfice du statut de réfugié à raison de son orientation sexuelle, d’apprécier si les conditions existant dans le pays dont elle a la nationalité permettent d’assimiler les personnes se revendiquant de la même orientation sexuelle à un groupe social du fait du regard que portent sur ces personnes la société environnante ou les institutions et dont les membres peuvent craindre avec raison d’être persécutés du fait même de leur appartenance à ce groupe ;

 

Considérant, en premier lieu, que la société haïtienne est violemment hostile aux homosexuels ; que si l’homosexualité, qui demeure un tabou, n’est pas criminalisée par la loi haïtienne, les autorités font preuve d’indifférence à l’égard des expressions de l’homophobie et des agressions afférentes ; qu’il ressort des sources publiques consultées que les homosexuels haïtiens sont victimes de multiples discriminations, notamment dans l’accès au travail et au logement ; que dans un document intitulé Supplementary information on Haiti regarding the treatment of lesbian, gay, bisexual and transgender individuals in Haiti, daté du 2 juillet 2012, le Comité des droits de l’homme des Nations Unies a souligné que «  Des organismes travaillant avec des membres de la communauté des lesbiens, gays, bisexuels et transgenres (LGBT) en Haïti affirment que la stigmatisation et la discrimination envers celle-ci s’est normalisée. Des politiciens haïtiens s’accordent à dire que l’homosexualité est étrangère à la culture haïtienne et que, par conséquent, la question des droits des homosexuels n’est pas pertinente » ; que ces indications sont confirmées par la note de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada (CISR) intitulée Haïti : Information sur la situation des minorités sexuelles et le traitement réservé à ce groupe par la société et les autorités, y compris les lois, la protection offerte par l’État et les services de soutien, publiée le 27 septembre 2013, qui précise que « d’après les ONG locales  », les homosexuels « sont victimes d’une discrimination sociale généralisée, notamment de mépris, de violence physique ciblée, d’agressions sexuelles et d’insécurité en emploi », leur stigmatisation s’étendant, selon l’association Kouraj, au corps médical, susceptible de leur refuser des soins ; que d’après des organisations citées dans le même document, les personnes appartenant à la communauté LGBT sont « souvent harcelées par la police et arrêtées pour ce qui semble être somme toute une criminalisation de leur identité de base », celles-ci ne portant généralement pas plainte en cas d’agression « car leurs agresseurs font « souvent » partie de la famille » ; que, de la même façon, d’après la Fondation SEROvie, « il n’est pas systématique pour les minorités sexuelles de porter plainte contre leurs agresseurs, ceci, par peur de représailles », selon la Fondation SEROvie, qui rappelle qu’il est « difficile de faire confiance au fonctionnaire auprès duquel on va les dénoncer » ; que cette situation préoccupante est également confirmée par une note d’Amnesty International parue en juillet 2013, d’après laquelle « des militants de l’association Kouraj et son président ont été l’objet de menaces et d’appels anonymes à l’occasion de la marche contre l’  « homosexualité en Haïti » qui s’est déroulée le 19 juillet 2013 » ; que le rapport mondial 2014 de l’organisation non gouvernementale Human Rights Watch relève de surcroît que « des déclarations publiques des leaders religieux en juin 2013 ont donné lieu à une vague de protestations et de violence ciblant la communauté LGBT», l’organisation SEROvie ayant du reste fait état de « plusieurs cas de violence dirigée vers des personnes LGBT entre en juillet 2013, y compris des attaques perpétrées à l’aide de couteaux, de machettes, de blocs de ciments, de pierres et de bâtons » ; que d’après la même source, « les enquêtes sur les crimes commis à l’encontre des personnes LGBT avancent rarement, et les officiers de police et de justice n’ont pas la formation suffisante pour traiter des questions liées à l’orientation sexuelle et à l’identité de genre » ; que, dans ces conditions, il apparaît que les homosexuels, qui partagent une caractéristique commune liée à leur orientation sexuelle, sont clairement identifiés par la société haïtienne comme une certain groupe social, au sens du 2 du 1 de l’article 1er de la Convention de Genève ;  

 

Considérant, en second lieu, que les déclarations précises et circonstanciées faites à huis-clos devant la cour par M. J.-J. de nationalité haïtienne, permettent de tenir pour établie son homosexualité ; qu’en raison de son orientation sexuelle, il a été violemment agressé par des inconnus armés en 2012 ; qu’il a alors cherché un soutien auprès de sa famille, qui l’a rejeté ; qu’il a expliqué de manière cohérente avoir renoncé à solliciter la protection des autorités nationales au vu de l’indifférence manifestée par celles-ci à l’égard des agressions à caractère homophobe ; que du fait des humiliations répétées dont il a été victime de la part d’individus en raison de son orientation sexuelle et du départ de son compagnon d’Haïti, à la suite d’une agression, il s’est trouvé dans une situation de particulière fragilité et de grave souffrance ; que sans protection effective de la part des autorités de son pays, il était dans l’impossibilité de vivre son homosexualité en sécurité ; qu’ainsi, eu égard au climat social prévalant en Haïti, qui ne permet pas aux personnes homosexuelles d’assumer leur orientation sexuelle, et aux discriminations dont il a déjà été victime dans son pays, M. J.-J. s’expose, en cas de retour, à des persécutions au sens des stipulations précitées de l’article 1er A, 2 de la Convention de Genève du fait de son appartenance à un groupe social ; que, dès lors, M. J.-J. est fondé à se prévaloir de la qualité de réfugié ;

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