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15 décembre 2014

CNDA 26 juin 2014 M. M. et Mme N. épouse M. n° 14004407 et n° 14004408 C

Albanie - Vendetta - Conflit d’ordre privé - Risque de tortures ou de traitements inhumains ou dégradants - Octroi de la protection subsidiaire

Sur les conclusions tendant à la reconnaissance de la qualité de réfugié :

Considérant qu'aux termes des stipulations du paragraphe A, 2° de l'article 1er de la convention de Genève du 28 juillet 1951 et du protocole signé à New York le 31 janvier 1967, doit être considérée comme réfugiée toute personne qui « craignant avec raison d'être persécutée du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un certain groupe social ou de ses opinions politiques, se trouve hors du pays dont elle a la nationalité et qui ne peut, ou, du fait de cette crainte, ne veut se réclamer de la protection de ce pays » ;

 

Considérant que, pour demander la reconnaissance de la qualité de réfugié ou, à défaut, le bénéfice de la protection subsidiaire, M. M. et Mme N. épouse M., de nationalité albanaise, soutiennent qu’ils craignent, en cas de retour dans leur pays d’origine, d’être persécutés dans le cadre d’une vendetta ; qu’en raison de l’enlèvement et des violences subies par la sœur de M. M. en 1985, son frère a vengé cette dernière et a tué son agresseur ; que malgré la condamnation de ce dernier en 1986 à une peine de vingt ans de réclusion criminelle, la famille du défunt a lancé une vendetta à l’encontre de la famille de M. M., la contraignant à vivre cachée ; que dès la libération du frère de M. M., en 1990 par une loi d’amnistie générale, les représailles de la famille adverse dans le cadre de la vendetta se sont accentuées ; qu’après s’être mariés en 1991, ils se sont installés à Shkoder en 1993 ; qu’en 1995, après avoir été informé que la famille adverse avait connaissance de leur lieu de résidence, ils ont été contraints de déménager à Durres, pour leur sécurité et celle de leurs enfants ; que de 1997 à 2000, M. M. a travaillé dans une brigade de protection du commissariat de Durres, avant de devenir chauffeur routier ; qu’à la suite d’une altercation en 2002, durant laquelle M. M. a été menacé de mort, ils ont entamé une procédure de réconciliation avec la famille adverse ; qu’après le refus de cette dernière en 2002, ils ont essayé en vain de demander conseil, en 2007, à un ami de cette famille ; qu’en 2008, M. M. a reçu des menaces téléphoniques mais n’a pas porté plainte ; qu’en novembre 2012, les menaces ont repris et se sont transformées en menaces de mort à leur encontre et à l’encontre de leurs enfants ; qu’à la suite de cet évènement, ils ont vécu cloitré durant cinq jours avant de déposer une plainte auprès des autorités, qui l’ont enregistrée sans toutefois être en mesure d’identifier l’auteur ; que craignant pour leur sécurité, ils ont quitté leur pays d’origine avec leur fille M. (n° 14004410) et leur fils ; que, dans ces conditions, ils ne peuvent retourner sans craintes dans leur pays d’origine ;

 

Considérant toutefois qu’il ressort des pièces du dossier et des déclarations faites devant la cour que les faits allégués par les requérants n’ont pas pour origine l’un des motifs de persécution énoncés à l’article 1er, A, 2 précité de la Convention de Genève mais sont les conséquences d’un conflit d’ordre privé existant entre leur famille et celle d’un individu tué par le frère de M. M., en application de la loi du kanun du fait de l’enlèvement et des maltraitances dont a été victime la sœur de M. M. en 1985 ; que, dès lors, les craintes énoncées en raison de ces faits ne sont pas de nature à permettre de regarder les requérants comme relevant du champ d’application des stipulations de l’article 1er, A, 2 de la Convention de Genève ;

 

Sur les conclusions tendant au bénéfice de la protection subsidiaire :

Considérant qu’aux termes de l’article L. 712-1 du code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile, « sous réserve des dispositions de l’article L. 712-2, le bénéfice de la protection subsidiaire est accordé à toute personne qui ne remplit pas les conditions d'octroi du statut de réfugié énoncées à l'alinéa précédent et qui établit qu'elle est exposée dans son pays à l'une des menaces graves suivantes : a) la peine de mort ; b) la torture ou des peines ou traitements inhumains ou dégradants ; c) s'agissant d'un civil, une menace grave, directe et individuelle contre sa vie ou sa personne en raison d'une violence généralisée résultant d'une situation de conflit armé interne ou international » ;

 

Considérant, qu’il résulte de l’instruction et des déclarations claires et spontanées des requérants, d’une part, que l’enlèvement et les violences subies par la sœur de M. M. sont à l’origine du meurtre dont s’est rendu coupable le frère de ce dernier en 1985, en application de la loi du kanun et, d’autre part, que cet évènement est à l’origine de la vendetta lancée à l’encontre de leur famille ; que de plus, selon une publication de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada, intitulée Information sur les vendettas menées par des albanais d’origine ; protection de l’État et services de soutien offerts aux victimes de vendettas ; poursuites judiciaires intentées dans le cas de crimes liés à des vendettas (2012-mars 2014) et publiée le 2 avril 2014, un article de courrier international, intitulé Une bien triste marque de fabrique : la vendetta et publié le 23 novembre 2010, et une note d’information de Forum Réfugiés, intitulée Vendetta en Albanie et publiée en novembre 2008, la vendetta, l’application la plus connue du Kanun, est particulièrement constatée dans le nord de l’Albanie d’où les requérants sont originaires ; que le frère de M. M. ayant quitté son pays à la suite de sa libération, ils sont désormais la cible privilégiée de la famille adverse, qui les ont régulièrement inquiétés et les ont contraints à vivre enfermés à leur domicile, notamment en 2012 ; qu’à cet égard, il ressort de la Compilation établie par le Haut-Commissariat aux droits de l’homme, conformément au paragraphe 15 b) de l’annexe à la résolution 5/1 du Conseil des droits de l’homme et au paragraphe 5 de l’annexe à la résolution 16/21 du Conseil (A/HRC/WG.6/19/ALB/2), publiée le 13 février 2014, et d’une documentation du Centre irlandais de documentation sur les réfugiés, intitulée Information on children in isolation because of blood feuds et publiée le 14 juin 2013, que la solution de claustration volontaire est une solution à laquelle les familles victimes d’une vendetta ont fréquemment recours comme moyen de protection temporaire ; que, concernant les périodes d’accalmie depuis le début de la vendetta, leurs explications sont apparues extrêmement précises pour justifier celles-ci, particulièrement la période de 1986 à 1990, durant laquelle le frère de M. M. était emprisonné et le régime communiste condamnait l’applications des lois du kanun, mais également la période de 2002 à 2007, définie comme ayant été une période de trêve entre les deux réconciliations lancées à leur initiative ; qu’à ce sujet, leurs déclarations se sont révélées particulièrement convaincantes et détaillées au sujet de la procédure coutumière de réconciliation, durant laquelle le respect des membres du comité, considérés comme des sages, est primordiale pour leur permettre de consulter chaque membre de la famille adverse ; que par ailleurs, ils ont relaté en des termes plausibles leur incapacité à se prévaloir de la protection des autorités d’une part, eu égard au caractère privé de ce conflit et, d’autre part, en raison du « niveau élevé de corruption dans le système judiciaire, qui entrave le bon fonctionnement de celui-ci et entame la confiance de la population à l’égard de la justice et de l’État de droit Albanais », tel qu’il ressort d’un communiqué de presse du Commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe, intitulé La corruption et les ingérences politiques affaiblissent le système judiciaire albanais et publié le 16 janvier 2014 ; qu’enfin interrogés par la cour sur les menaces téléphoniques de 2008 et les menaces de mort de 2012, évènements déclencheurs de leur départ, leurs propos se sont avérés particulièrement personnalisés tant sur le contenu des propos proférés à leur encontre et à l’encontre de leurs enfants que sur l’impossibilité de résoudre une vendetta par un autre moyen que la prise du « sang par le sang » ; que dans ces circonstances, ils ont manifesté à la cour leurs craintes actuelles et personnelles mais également les risques de persécutions et de mort qui pèsent sur leurs enfants, eu égard au système patrilinéaire de la vendetta qui est passé à un système mixte, s’appliquant également sur les femmes et les filles de la famille visée, désormais devenues une autre cible privilégiée dans les affaires de sang ; que, dans ces conditions, les requérants établissent être exposés, en cas de retour dans leur pays, à des menaces graves visées par les dispositions du b) de l’article L 712-1 du code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile ; que, dès lors, M. M. et Mme N. épouse M. sont fondés à se prévaloir du bénéfice de la protection subsidiaire ;

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