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31 janvier 2014

CNDA GF 31 janvier 2014 Mme H. veuve T. n° 12013217 R

Nécessité d’établir le bien-fondé d’une crainte avant de déterminer si cette crainte a pour origine un motif conventionnel - Définition de l’acte de persécution - Caractère de gravité - Article 9.1 d) de la directive 2011/95/UE - Kosovo - Veuve d’origine albanaise craignant de perdre la garde de ses enfants par application du droit coutumier - Rejet

Vu les mémoires, enregistrés le 22 août 2012 et le 6 janvier 2014, présentés par Me Dubois pour Mme H. tendant aux mêmes fins que son recours par les mêmes moyens ; elle soutient, en outre, que le conflit qui l’oppose à ses beaux-frères au sujet de la garde de ses enfants procède du droit coutumier au Kosovo ; que dans la tradition kossovienne, les veuves n’ont pas le droit de conserver la garde des enfants qui doivent être confiés à la famille du père décédé même si la veuve a en principe le droit de rester dans sa belle famille ; qu’elle ne peut espérer aucune mesure de protection des autorités, les lois du pays en la matière restant totalement inappliquées ; qu’elle ne veut pas renoncer à la garde de ses enfants ; que sa volonté de résister à la coutume relative à la garde d’enfants après le décès de son époux la place dans une situation d’opposition à la société environnante ; qu’elle appartient de ce fait à un certain groupe social menacé de persécutions dans son pays ;

Vu le mémoire en défense, enregistré le 6 janvier 2014, présenté par l’OFPRA, tendant au rejet du recours par les moyens que, si la requérante peut être regardée comme partageant, avec d’autres veuves de son pays, une histoire commune qui ne peut être modifiée, rien ne permet d’établir que la perception sociale de ce groupe soit négative au Kosovo, alors que la loi kossovienne actuelle est basée sur la laïcité et l’égalité des sexes et accorde aux femmes des droits égaux à ceux des hommes notamment au plan des droits civils et familiaux ; que le droit coutumier qui imposait aux veuves de vivre dans la famille de leur mari défunt ou de quitter la maison sans leurs enfants, n’est plus réellement appliqué; que les craintes exprimées par la requérante ne sont pas établies ; que le risque de perdre la garde de ses enfants en cas de retour au Kosovo n’est pas établi; qu’il en va de même des craintes de violences physiques de la part de ses beaux-frères ; qu’enfin les propos de la requérante quant au défaut de protection des autorités face à des menaces émanant d’auteurs non-étatiques, ont été vagues et non étayés ;

(…)

 

Vu la directive 2011/95/UE du Parlement européen et du Conseil du 13 décembre 2011 concernant les normes relatives aux conditions que doivent remplir les ressortissants des pays tiers ou les apatrides pour pouvoir bénéficier d’une protection internationale, à un statut uniforme pour les réfugiés ou les personnes pouvant bénéficier de la protection subsidiaire, et au contenu de cette protection ;

(…)

 

Considérant que, pour solliciter le bénéfice de l’asile, Mme H. veuve T., ressortissante kossovienne, issue de la communauté albanaise, fait valoir que, s’étant mariée le 12 octobre 1997, elle a vécu à Gllogovc, localité située sur la commune de Lipjan, chez sa belle-famille ; qu’après le décès de son époux de maladie, le 18 janvier 2004, et en vertu d’une coutume kossovienne, ses deux beaux-frères l’ont constamment harcelée pour qu’elle quitte leur maison familiale et leur laisse la garde de ses enfants, ce qu’elle s’est toujours refusée à faire ; qu’en décembre 2011, à la suite d’une altercation avec ses beaux-frères, elle a été forcée de quitter leur maison familiale et de se réfugier dans sa famille ; qu’à la suite d’une plainte déposée par son frère auprès de la police, ses beaux-frères ont été placés en garde à vue durant soixante douze heures, mais l’un d’eux, qui avait des liens avec des policiers, a été en mesure d’empêcher d’éventuelles poursuites judiciaires ; qu’elle a continué à être harcelée chez ses parents par ses beaux-frères ; que sa propre famille, elle aussi ancrée dans les coutumes kossoviennes, l’a insuffisamment soutenue face à sa belle-famille ; qu’elle a décidé de quitter son pays avec ses deux enfants le 4 janvier 2012 pour fuir cette situation et par peur d’être privée de ses enfants ;

 

Considérant, en premier lieu, qu'aux termes des stipulations du paragraphe A, 2° de l'article 1er de la convention de Genève du 28 juillet 1951 et du protocole signé à New York le 31 janvier 1967, doit être considérée comme réfugiée toute personne qui « craignant avec raison d'être persécutée du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un certain groupe social ou de ses opinions politiques, se trouve hors du pays dont elle a la nationalité et qui ne peut, ou, du fait de cette crainte, ne veut se réclamer de la protection de ce pays » ; qu'il résulte de ces stipulations que le réfugié est un ressortissant d’un pays tiers qui se trouve hors du pays dont il a la nationalité parce qu’il craint avec raison d’y être persécuté et qui ne peut ou, du fait de cette crainte, ne veut se réclamer de la protection de ce pays ; qu'ainsi, il doit être établi que le ressortissant qui sollicite la qualité de réfugié est confronté à la crainte fondée d’une persécution exercée sur sa personne avant de déterminer si cette crainte a pour origine au moins l’un des cinq motifs énumérés dans la convention de Genève, parmi lesquels figure son «appartenance à un certain groupe social » ;

 

Considérant qu’aux termes de l’article 9 de la directive 2011/95/UE du 13 décembre 2011 qui définit l’acte de persécution : « 1. Pour être considéré comme un acte de persécution au sens de l’article 1er, section A, de la Convention de Genève, un acte doit: a) être suffisamment grave du fait de sa nature ou de son caractère répété pour constituer une violation grave des droits fondamentaux de l’homme, en particulier des droits auxquels aucune dérogation n’est possible en vertu de l’article 15, paragraphe 2, de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales; ou b) être une accumulation de diverses mesures, y compris des violations des droits de l’homme, qui soit suffisamment grave pour affecter un individu d’une manière comparable à ce qui est indiqué au point a). 2. Les actes de persécution, au sens du paragraphe 1, peuvent notamment prendre les formes suivantes: a) violences physiques ou mentales, y compris les violences sexuelles; b) les mesures légales, administratives, de police et/ou judiciaires qui sont discriminatoires en soi ou mises en œuvre d’une manière discriminatoire (…) » ;

 

Considérant qu’il ressort des sources d’information géopolitique publiques disponibles que la législation en vigueur au Kosovo concernant la situation des femmes, en particulier la loi sur l’égalité des sexes au Kosovo du 19 février 2007 et le code civil du 20 janvier 2006, est fondée sur cette égalité et la laïcité et, de même que la Constitution, qu’elle accorde aux femmes des droits égaux à ceux des hommes ; que si le code coutumier dit « kanun » remontant au XVème siècle prévoyait que les veuves pouvaient demeurer dans la famille de leur époux défunt ou la quitter pour retourner dans leur propre famille, perdant alors la garde de leurs enfants, ce droit traditionnel longtemps prégnant dans la pratique, apparaît aujourd’hui tombé en désuétude, n’étant plus réellement appliqué dans le contexte d’approfondissement de la démocratisation et de l’état de droit engagé dans le pays, notamment, avec le soutien de l’Union européenne ; qu’ainsi le rapport de l’Ombudsman du Kosovo publié le 25 novembre 2013 indique que le recours à la justice, en particulier dans les affaires de veuvage, est fréquent et suivi d’effets et que la garde des enfants n’est pas systématiquement accordée à la famille du père ; que le rapport du Département d’Etat américain sur les droits de l’homme au Kosovo du 22 avril 2013 indique que les occurrences dans lesquelles des veuves au Kosovo perdraient la garde de leurs enfants du fait de ces traditions demeurent très rares et confinées dans des zones rurales ; que si de manière générale, les femmes au Kosovo demeurent encore confrontées à des difficultés d’affirmation sociale en particulier au plan professionnel, aucun fait précis n’a pu être documenté concernant les discriminations auxquelles seraient aujourd’hui confrontées des veuves au Kosovo s’agissant de la garde de leurs enfants ;

 

En ce qui concerne les craintes exprimées par Mme H. de perdre la garde de ses enfants :

Considérant que, depuis le décès de son époux en janvier 2004, la requérante a toujours exercé la plénitude de son droit exclusif de garde sur ses enfants ; que, si elle a vécu au sein de sa belle-famille et qu’il ne peut pas être exclu que des tensions familiales aient pu se produire avec ses beaux-frères, l’intéressée n’a livré qu’un témoignage très vague de ses conditions d’existence pendant près de sept ans qui, en tout état de cause, n’a pas permis de mettre en évidence des violations répétées de ses droits à mener une vie familiale normale à un niveau de gravité tel qu’elles seraient qualifiées de persécutions ; que notamment, le récit des circonstances dans lesquelles elle dit avoir été chassée de son logement par ses beaux-frères en décembre 2011, n’a pas permis d’établir que la garde des enfants aurait été à l’origine du conflit ; que les versions, confuses et changeantes au long de la procédure, qu’elle a livrées des circonstances précises de son départ du logement établissent à tout le moins qu’à aucun moment ses beaux-frères n’ont tenté ni même été en mesure de s’opposer au départ des enfants avec la requérante ; que les craintes actuelles de l’intéressée en cas de retour au Kosovo ne sont pas plus établies, alors au surplus qu’au regard de la législation kossovienne sur la famille, elle dispose de la garde exclusive de ses enfants, lesquels ont atteint les âges respectifs de douze et quatorze ans, qui leur permettent d’exprimer auprès de tout adulte ou autorité compétente leur choix de ne pas être séparés de leur mère contre leur consentement ; qu’enfin l’hypothèse d’un enlèvement et d’une séquestration des enfants, d’ailleurs nullement soutenue par l’intéressée, ne repose sur aucun élément crédible ou digne de foi ;

 

En ce qui concerne les craintes exprimées par Mme H. d’être victime d’actes de violence physique de la part de ses beaux-frères :

Considérant que Mme H. n’a livré tout au long de la procédure qu’un témoignage très succinct des violences physiques dont elle dit avoir été victime ; que des éléments de son récit, il ne ressort en définitive qu’une allégation de violences lors du départ de son logement en décembre 2011 où l’un de ses beaux-frères aurait été menaçant et lui aurait, selon ses dires, tiré les cheveux ; qu’elle précise à propos de cet incident que son frère venu la chercher aurait saisi les autorités locales et que ses deux beaux-frères auraient fait l’objet d’une mesure de garde à vue durant soixante douze heures ; que ce n’est que devant la cour que l’intéressée a prétendu qu’elle aurait été confrontée à ses beaux-frères devant l’autorité judiciaire et qu’une décision de justice serait intervenue dont elle n’est pas en mesure de préciser l’objet ni le sens ; qu’elle prétend ensuite que les autorités judiciaires auraient classé cet incident sans suite à l’instigation de l’un de ses beaux-frères qui aurait de l’influence auprès de la police locale ; qu’enfin l’intéressée a annoncé au cours de la procédure d’examen de sa demande d’asile qu’elle serait en mesure de produire des documents judiciaires confirmant ses dires mais ne les a jamais produits ;

 

Considérant que l’ensemble de ces éléments ne permet pas d’établir l’origine, la nature ou la gravité des menaces physiques auxquelles la requérante serait susceptible d’être actuellement exposée en raison du conflit qui l’oppose à ses beaux-frères ni d’ailleurs d’établir que les autorités ne seraient pas en mesure de lui offrir une protection, dès lors qu’une mesure de garde à vue de soixante douze heures pour les faits relatés par l’intéressée ne peut être regardée comme mettant en évidence une carence des autorités devant ce qui n’apparaît, en fonction du propre témoignage de l’intéressée, que comme une agression de faible gravité ; que la nature exacte et la réalité du risque qu’elle encourt de subir des violences physiques en raison d’un conflit avec sa belle-famille paraît d’autant moins sérieux que l’intéressée n’a pas su expliquer à l’audience les raisons pour lesquelles figurait sur sa déclaration de domiciliation effectuée lors de son arrivée en France auprès du Secours Catholique d’Annecy le 27 janvier 2012, le nom du fils du beau-frère avec lequel elle prétend être en conflit, alléguant dans un premier temps que ce nom avait été mentionné par erreur, puis reconnaissant ensuite avoir été accompagnée par ce membre de sa belle-famille ;

 

Considérant qu’il résulte ce qui précède que ni les pièces du dossier ni les déclarations faites en audience publique devant la cour ne permettent de tenir pour établi que Mme H. serait personnellement susceptible d’être exposée à des persécutions au sens des stipulations de l’article 1er, A, 2 de la Convention de Genève en cas de retour dans son pays d’origine;

 

Considérant, en second lieu, qu’aux termes de l’article L. 712-1 du code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile, « sous réserve des dispositions de l’article L. 712-2, le bénéfice de la protection subsidiaire est accordé à toute personne qui ne remplit pas les conditions d’octroi du statut de réfugié énoncées à l’alinéa précédent et qui établit qu’elle est exposée dans son pays à l’une des menaces graves suivantes : a) la peine de mort ; b) la torture ou des peines ou traitements inhumains ou dégradants ; c) s’agissant d’un civil, une menace grave, directe et individuelle contre sa vie ou sa personne en raison d’une violence généralisée résultant d’une situation de conflit armé interne ou international » ;

 

Considérant qu’il résulte de ce qui a été dit ci-dessus que Mme H. ne peut être regardée comme étant personnellement exposée à des menaces graves de traitements contraires à la dignité humaine en cas de retour dans son pays ;

 

Considérant qu'il résulte de tout ce qui précède que le recours de Mme H. doit être rejeté ;

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